Sur l'effondrement de la valeur des NFT

Depuis quelques jours il est question de l'effondrement de la valeur des NFT jusque dans les médias généralistes grand public. Des journalistes expliquent que les NFT qui valaient il y a quelques mois encore des fortunes qui se chiffrent parfois en millions de dollars ne valent aujourd'hui plus rien. De nombreux articles utilisent dans leur titre l'information selon laquelle « 95% des NFT ne valent plus rien ». Évidemment, je comprends que le sensationnalisme soit vendeur. Mais on ne doit pas pour autant abandonner tout esprit critique. On est en droit de se demander si des NFT ont réellement valus des millions de dollars un jour… Et la réponse me semble simple : non.

Pour commencer, aucune des promesses faites par cette technologie n'avait le moindre sens, et absolument rien de ce qu'il est possible de faire avec n'est pas faisable mieux, plus simplement, et de façon moins coûteuse sans NFT. Donc si on parle de valeur d'usage, celle de tout NFT a toujours été nulle (voire négative). Je détaillais pourquoi dans mon billet NFT : encore plus stupide.

Parlons alors de valeur marchande, c'est-à-dire du prix des NFT. Déjà, il faut être conscient que des NFT, n'importe qui peut en créer n'importe quand. Donc pour affirmer que 95% ne valent plus rien, il faudrait déjà être capable de montrer que plus de 5% ont déjà valu quelque chose, au sens d'avoir été effectivement acheté pour un montant significatif. De quel “100%” parle-t-on ?

Mais même en se limitant à ceux qui ont un jour valu quelque chose (au sens que je viens de donner), il faut comprendre qu'un NFT ne s'achètent pas avec de l'argent mais avec des crypto-actifs. Ces crypto-actifs n'étant rattachés à rien et créés à partir de rien, ils n'ont, tout comme les NFT, qu'une valeur purement spéculative.

Quand on dit qu'un NFT a été acheté X millions de dollars, c'est un raccourci pour dire qu'il a été échangé contre Y unités d'une « cryptomonnaie » existante sur la blockchain sur lequel ce NFT a été émis, et que la valeur spéculative de ces Y unités au moment du transfert était de X millions de dollars. Mais cette valeur étant purement le fruit de la spéculation, cela n'implique pas que les X millions de dollars aient jamais existé nul part ! Bien sûr il doit être possible de trouver quelques cas de NFT qui ont été vendu et dont le vendeur a “cash out” (vendu sa « cryptomonnaie » contre du vrai argent) ensuite, mais cela relève de l'anecdotique. On peut être certain que si des jpg de singes moches avaient dû être payé en dollars ou en euros, jamais les prix ne seraient montés aussi haut. D'autant plus que la manie des NFT a aussi servie à prétexter une utilité aux « cryptomonnaies » et donc à l'appréciation de leur valeur spéculative.

Quoi qu'il en soit, voyons surtout le côté positif des choses : les NFT sont définitivement morts et enterrés, plus personne ne va être assez ravagé pour prétendre que cette technologie puisse être utile à quoi que ce soit. Enfin, presque : y a toujours les macronistes pour être à la ramasse…

Lancement de Syndicalistes !

Avec un certains nombres de camarades de différents syndicats, nous lançons bientôt Syndicalistes !, un nouveau site d'échange et de débat sur les pratiques syndicales.

Les premiers articles seront publiés à partir de fin septembre, d'ici là vous pouvez lire et signer l'appel « Échanger pour agir, agir pour l'émancipation » présentant ce nouvel espace de réflexion, et commencer à nous envoyer vos contributions : bilan d'une lutte, compte-rendu d'un congrès, partage d'une pratique qui fonctionne, état des lieux des réflexions syndicales sur un sujet, note de lecture, etc. Le format des contributions est assez libre : courte note de blog, article plus fouillé, interview, etc.

L'équipe d’animation jouera le rôle de comité éditorial et est en charge de mettre les contributions reçues en ligne après un éventuel échange avec les auteur·ices en cas de nécessité (mots-clés et/ou titre manquant, signature, passages de l’article qui posent problème, etc.).

Vous pouvez également retrouver Syndicalistes ! sur ses réseaux sociaux :

Je fais parti de l'équipe d'animation, et c'est aussi moi qui héberge et gère le site, que j'ai construis avec SPIP et l'aide de Queers Parlons Travail pour le design.

Lecture : “Cryptocommunisme”

Alors que de nombreuses évidences pointent vers le fait que les blockchains et « cryptomonnaies » sont enracinées dans une matrice idéologique libertarienne et d'extrême droite, les adeptes de ces technologies persistent à vouloir les présenter comme neutres. À de multiples reprises, le livre Cryptocommunisme de Mark Alizart m'a été cité comme référence dans l'objectif de démontrer que ces technologies peuvent être perçues comme étant de gauche, et que donc leur positionnement idéologiquement ne serait pas intrinsèque mais simplement une question de point de vue, purement lié à l'usage qui en serait fait.

En effet, Mark Alizart prétend que les « cryptomonnaies » rendent pour la première fois pensable un communisme qui ne soit pas qu'une utopie. Ce n'est pas une petite affirmation ! Ayant beaucoup réfléchi à la question et m'étant déjà forgé un avis solide sur le sujet, j'étais évidemment sceptique, mais particulièrement curieux des arguments et raisonnements qui seraient présentés par l'auteur : est-ce qu'il parviendrait à ébranler certaines de mes convictions, ou, a minima, est-ce qu'il aurait des arguments qui soient difficiles à déconstruire ? Ce serait vraiment intéressant.

J'ai donc entamé assez enthousiaste la lecture de son livre, en décidant de mettre de côté toutes mes certitudes, pour suivre les raisonnements proposés par l'auteur tels qu'il les entend, sans a priori. Oh boy!

Autant le dire d'emblée, si un jour on apprend que “Mark Alizart” est en fait le nom de scène d'un artiste dont l'objet des performances est d'explorer les limites de l'absurde, je serai le dernier surpris. Notez que depuis le début on a potentiellement un indice pour nous mettre sur cette piste, du moins si, comme j'en suis arrivé à le suspecter au fur et à mesure que j'avançais dans ma lecture, ce nom est en fait un dérivé de “marque au hasard” (“marque” dans le sens de “écrit”).

Quoi qu'il en soit, cet ouvrage aura au moins été un test des limites du processus de contrôle éditorial des éditions PUF. Et pour le coup, aucun doute ne subsiste : le test est franchement raté. Sauf si la maison d'édition est dans le coup de la performance de Marque Auhasard ? Plus sérieusement, quelle honte pour les Presses universitaires de France…

Dans ce livre, l'auteur ne démontre rien, si ce n'est son incompétence dans de nombreuses disciplines. Ses raisonnements se limitent systématiquement à des analogies foireuses dont il tire des conclusions sorties de nulle part. Certaines des analogies utilisées pourraient peut-être être utiles dans des contextes de vulgarisation, pour essayer de faire sentir temporairement une idée par intuition à des personnes qui ne sont familières qu'avec un seul des deux côtés de l'analogie. Et encore, cela ne resterait de la vulgarisation qu'à la condition sine qua non d'expliciter les limites de ces analogies et le fait que leur rôle se cantonne à donner une intuition et non une compréhension réelle. Sinon, c'est juste du charlatanisme. Et je pense que c'est ça le vrai problème de l'auteur. D'analogie en analogie, il croit avoir compris un tas de choses dont il ne maîtrise en réalité même pas les notions abordées dans les premières séances d'un cours introductif au sujet. Presque tout y passe : économie, science politique, philosophie, biologie cellulaire, écologie évolutive, botanique, linguistique, physique (en particulier la thermodynamique), et bien sûr, informatique (en particulier la théorie algorithmique de l'information et la cryptographie).

Je ne résiste pas à l'envie de reproduire ici deux répliques du personnage du Roi Loth dans Kaamelott. La première réplique est dite en réponse à Galessin, qui lui demande Le rapport entre quoi et quoi ? :

Entre Excalibur et le fromage gratiné. Réponse : aucun. C'est une métaphore moisie tiraillée entre votre stupidité d'ordre général et votre surprenante inaptitude à utiliser les métaphores…

L'autre réplique, dans une conversation avec d'autres chefs de clans :

Ah voilà… C'est là le danger de la métaphore… si on parle avec des gros tas de bidoches, au bout de cinq minutes, personne ne parle de la même chose !

Mais revenons en au livre. J'ai la chance d'avoir pas mal d'ami·es universitaires dans différentes disciplines, et d'avoir pu leur demander leur avis, pour confirmer ou infirmer (mais ça n'est pas arrivé) mon impression de gigantesque n'importe quoi sur de nombreux passages du livre. Outre un nombre certain de points d'interrogation dénotant l'incrédulité de mes interlocuteur·ices face aux extraits de texte que je leur présentais, et en faisant l'impasse sur les réactions parfois vulgaires d'agacements voire d'énervements que je vais m'abstenir de reproduire ici, j'ai eu le droit entre autres à un mais il faut arrêter la drogue, un audacieux je ne sais pas ce qu'il prend mais j'en veux, ainsi qu'un moins téméraire mais plus raisonnable je sais pas ce qu'il prend, mais j'en veux pas.

Entrons donc dans le vif du sujet.

Ça commence très fort dès les premières pages de l'ouvrage, avec l'affirmation que pour Marx l'argent est précisément l'équivalent économique du concept thermodynamique d'information. Cette analogie avec la thermodynamique est justifiée pour l'auteur car d'après Hayek les prix informent sur les marchandises. Elle sera réutilisée tout le long de l'ouvrage. D'après un spécialiste de Marx à qui j'ai pu poser la question ça a l'air d'être de la grosse connerie (sic).

Quelques pages plus loin, l'auteur nous informe que chiffrer un document équivaut à le retirer purement et simplement du réseau. Dans le même paragraphe, il écrit qu'une blockchain permet de créer un fichier doué de la propriété d'être échangeable sans pouvoir être duplicable. Dans les deux cas il s'agit d'incompréhensions majeures. Un document qui est disponible sur un réseau n'en disparaît pas par magie quand on en produit une version chiffrée. Une blockchain ne permet absolument pas d'empêcher la duplication de fichier mais simplement de s'assurer qu'une information fasse consensus, sachant que l'information ne peut porter que sur des crypto-actifs qui n'existent que par un jeu d'écriture sur la blockchain en question, et que la notion de consensus dont il est ici question est très restrictive (il s'agit simplement de l'unicité de l'information, au sens où toutes ses copies ont la garantie d'être identiques, tant qu'on reste sur cette blockchain).

Dans les paragraphes suivants, après une explication aussi laborieuse qu'approximative du problème des généraux byzantins, l'auteur affirme que l'obtention d'un registre distribué et immuable (avec ses mots créer une information à la fois unique et échangeable) est permise par Satoshi (l'inventeur de Bitcoin) grâce à un ingénieux système de validation et consensus qui repose sur (…) la cryptographie. Encore raté : les mécanismes de consensus et de validation des blocs d'une blockchain ne sont pas nécessaire si tout ce dont on a besoin est un registre distribué et immuable, cf. mon article sur la nécessité de la preuve de travail (ou d'enjeu). Ajoutons que le secret ou l'authenticité des communications (y compris de messages ajoutés au registre distribué et immuable dont on souhaite disposer ici) sont des problèmes traitables indépendamment de celui-ci.

Arrive ensuite une tentative d'explication du fonctionnement des blockchains, de Bitcoin plus précisément. Évidemment, l'auteur fonctionne par analogie : En remplaçant les généraux par des ordinateurs et leurs votes par des informations qu'ils échangent entre eux, on obtient Bitcoin. Et là, c'est un festival. L'auteur affirme par exemple que [la preuve de travail] consiste à trouver la combinaison d'un cryptogramme qui prend dix minutes à être craqué. Avec beaucoup de bienveillance envers lui, on dira que c'est a minima extrêmement mal formulé. Plus loin il dit aussi que la vérification [des blocs] est opérée par des “nœuds” qui ne peuvent pas lire l'information des blocs (puisqu'elle est protégée par un cryptogramme). L'auteur ne prend pas la peine d'expliquer comment on vérifie la validité des transactions inscrites dans le bloc sans pouvoir les lire (bon, techniquement, quelque chose de cet ordre là est possible en ayant recours à de la preuve à divulgation nulle de connaissance, mais ce n'est pas le cas dans Bitcoin dont il est ici question). Par ailleurs, la réutilisation du terme “cryptogramme” ici me laisse penser que que la citation précédente est bien fausse et pas simplement mal formulée.

À peine plus loin, une nouvelle analogie, avec la botanique cette fois, à travers laquelle l'auteur affirme que Bitcoin est de l'énergie captive (l'énergie qu'il faut pour craquer un cryptogramme), à la manière dont une plante est de l'énergie captive.. À ce compte là, littéralement toute chose est de l'énergie captive. C'est donc une propriété vide de sens. Ça n'empêche pas l'auteur d'en tirer la conclusion que Bitcoin n'est plus une simple pellicule d'information qui enveloppe le monde, il est fait de la même information que celle qui circule dans le monde, une information porteuse d'énergie. C'est pourquoi, il permet à l'informatique d'être, pour la première fois, à la hauteur de sa mission révolutionnaire, qui est sa mission thermodynamique.. Erf, No comment.

Je pourrais m'arrêter là tant les quelques points déjà relevés sont accablants, mais je vais continuer, parce qu'il y a encore quelques pépites que je voudrais partager sans pour autant infliger la lecture du livre à qui que ce soit. Si vous en avez déjà assez, sautez donc directement à la conclusion en cliquant ici.

Pour les autres, voilà un petit florilège de passages que j'ai relevé parmi les plus… curieux, disons. En gardant en tête que le livre est jonchés d'autres idioties trop diffuses pour être facilement citables. Mais attention ! N'essayez pas de reproduire ces raisonnements chez vous. Ils sont réalisés par un professionnel.

Dans le chapitre suivant, l'auteur explique que Jusqu'à Satoshi, l'information traitée par les ordinateurs était sans prix, puisqu'elle était copiable à l'infini. Avec Bitcoin, le concept d'information non duplicable apparaît, si bien qu'un bitcoin peut avoir de la valeur.. Je n'imaginais pas que quelqu'un se décrivant lui-même comme philosophe puisse être aussi ignare sur la notion de valeur. Non seulement il se cantonne sans le dire explicitement (mais s'en rend-il seulement compte ?) à la notion de valeur marchande elle-même restreinte à une valeur spéculative au sens de prix sur un marché, mais même dans ce cadre, où la rareté peut être vue comme nécessaire, elle n'est pas suffisante : encore faut-il qu'une demande existe.

Cette affirmation saugrenue sur la valeur est suivie d'une analogie entre Bitcoin et un parking qui ne disposerait que de 21 millions de places (par analogie avec la limite des 21 millions de bitcoins), ce qui conférerait (évidemment !) une valeur aux places, et où les voitures seraient des messages qu'on peut garer sur des bitcoins. Dans cette analogie automobile, l'auteur confond les bitcoins (la monnaie) et les blocs de transactions (des ordres de virement). Juste après, l'auteur se surpasse en réussissant à expliquer, assez justement, que les bitcoins n'ont de valeur que purement virtuelle (La valeur d'un bitcoin tient donc tout entière dans le fait qu'il peut en avoir une) tout en faisant preuve d'une grande confusion entre les frais de transaction et le cours du bitcoin (Si un mineur Z dit qu'écrire dans son bloc coûte 1 euro et que quelqu'un est d'accord pour donner 1 euro au mineur Z en échange du droit à être cette personne qui peut écrire un secret dessus, alors ce bitcoin vaut vraiment 1 euro.).

Un peu plus loin il se passe une chose étrange, où l'auteur arrive à tenir presque trois paragraphes sans dire de bêtises, mais il se trouve que ces trois paragraphes vont totalement à l'encontre de la thèse qu'il dit défendre dans son livre. Dans ces paragraphes, il explique que Bitcoin est un puissant instrument d'évasion fiscale et de désolidarisation de l'effort collectif ou encore que Bitcoin étrangle même un des dogmes les plus saints de la gauche : l'abolition de la propriété privée. Drôle de façon d'instaurer le communisme…

Passons maintenant aux analogies biologiques. Ça commence avec une analogie entre la monnaie dans une société et l'ATP dans un organisme. Tout est bien rangé : les mitochondries sont les banques, l'insuline joue le rôle des taux d'intérêt, le diabète et les crampes sont des indicateurs du PIB, et le pancréas c'est… ? Et bien, la finance évidemment (j'en vois qui ne suivent pas là au fond) ! Tout ça va très bien jusqu'au moment où les mitochondries font un coup d'État (sic), et là c'est l'inflation (aïe !). Tout ça pour en arriver à la conclusion que Pour peu que le bitcoin devienne la monnaie-étalon du monde, par adoption populaire, et que Bitcoin, le protocole, devienne aussi l'infrastructure financière du monde, on obtiendrait ainsi la monnaie-ATP optimale pour parvenir à l'équilibre thermodynamique de nos économies.. À la première lecture j'étais juste affligé, à la relecture pour rédiger ce billet ça devient presque flippant.

Plus loin, dans un chapitre sur l'administration, l'auteur part en vrille complète mais beaucoup plus classique — peut-être un moyen de nous rassurer après la monnaie-ATP ? — en prêtant aux blockchains des vertus qu'elles ne peuvent pas avoir. Il affirme que celles-ci permettraient de garantir nos identités par ce qu'il nomme des preuves d'existence, et qu'elles pourraient abriter des preuves de propriété permettant de remplacer les notaires ou encore de garantir les droits d'auteur, les certificats de mariage, voire même de mécaniser le vote. Quel enfer, sérieusement — fallait pas se rassurer trop longtemps… Bon, ici l'auteur est victime d'une confusion très répandue sur les blockchains quand à la nature des “faits” qu'on y consigne en les y écrivant. L'écriture dans une blockchain n'apporte de garantie concernant la véracité de ce que cette écriture décrit que quand elle est performative, c'est-à-dire quand c'est elle qui définit la vérité. Cela n'est possible que quand ce qui est écrit concerne des crypto-actifs qui n'existent que virtuellement, par jeu d'écriture, sur la blockchain sur laquelle on écrit. Et c'est tout. Quand à l'idée de vote électronique sur blockchain… Je vous renvoie vers ce XKCD et vers l'article “Auteur·ices, relecteur·ices : redoublons de prudence face aux effets de modes technologiques” dont je suis un des co-auteur·ices et qui porte précisément sur ce sujet (et je préviens, nous n'y sommes pas beaucoup plus tendres que je ne le suis ici).

Dans le dernier chapitre avant sa conclusion, l'auteur revient à la charge avec une analogie biologique assimilant cette fois les blockchains à de l'ADN, et où Le génome d'un individu est fait pour exécuter une myriade de smart-contracts de manière instinctive et automatique.. Cette analogie lui permet d'affirmer que Précisément, le but de la vie, c'est la forme de la chaîne elle-même, c'est le fait de la construire, comme la valeur du bitcoin tient tout entière à la blockchain qui le soutient. et qu'il y a une forme de circularité entre la vie et la blockchain. Cela l'amène à conclure qu'il faut prendre Bitcoin pour ce qu'il est : non pas seulement un protocole informatique, et même pas uniquement une forme d'organisation politique à part entière, fût-elle plus efficiente que les précédentes, mais une forme de vie supérieure. À ce niveau là de délire, je ne sais même plus quoi dire.

En fait, au point où on en est, je vais tout simplement m'effacer et laisser entièrement la place à l'auteur, en citant directement et intégralement l'un de ses derniers paragraphes avant sa conclusion. Ce passage, que je m'abstiendrai de commenter avant de conclure moi même, me semble atteindre l'Apothéose du N'importe quoi à la force d'une analogie mêlant économie, philosophie, linguistique, biologie cellulaire, écologie évolutive, et bien sûr, informatique. Ne lisez pas trop vite, prenez le temps d'en profiter.

Imaginons pour finir une blockchain ultime, composée d'une myriade de sidechains articulées à un internet des objets, lui-même constitué de machines autoréplicantes, le tout « miné » par un réseau d'ordinateurs décentralisés commandés par des hommes : la blockchain-mère détiendrait le patrimoine génétique de tous les individus qui la compose, qui en retireraient un sentiment d'unité. Chacun, pourrait dire « J'appartiens à une même espèce et j'en témoigne » en reconnaissant chaque partie de cette espèce comme un autre soi-même (fût-ce de manière non verbale). La blockchain-mère existerait donc au milieu de tous les individus, sous la forme d'un sentiment diffus du « Soi ». Bientôt, une sorte de corps composé de l'interaction entre le tout et les parties émergerait, un corps fait d'instructions, de règles : un langage. Alexander von Humboldt disait que le langage est semblable à un organisme vivant. Lui aussi est assez similaire à une blockchain : on ne fait fourcher la langue qu'à la condition d'une majorité de locuteurs. L'évolution y joue le même rôle que la preuve de travail dans le cadre du vivant. Parler le langage de son espèce, c'est littéralement parler le langage qu'est son espèce, c'est parler ce langage moléculaire qu'est l'ADN. Et pour se le représenter il suffit d'imaginer qu'un organisme « mange » l'espèce en question tout entière, et que cette espèce vive désormais en lui, comme un virus, qu'elle loge quelque part, dans ce qui deviendra son crâne par exemple : on a là le prototype d'un cerveau. Chaque individu de l'espèce continue de vivre sa vie, mais il est désormais un neurone, et la pensée est le résultat du travail des neurones performant leur espèce. La pensée aussi est, en ce sens, un corps. C'est ce corps qui est une proto-conscience. Nous pouvons donc imaginer que nous ayons vocation à devenir le réseau de neurones de la nouvelle forme de vie que sera Bitcoin.

Je… Concluons.

Comme je l'expliquais en introduction de ce billet, j'ai découvert ce livre car il est régulièrement cité par des cryptocards qui veulent défendre la neutralité de leur technologie fétiche. La mention de Cryptocommunisme se veut être un moyen de contrebalancer les arguments de David Golumbia ou ceux de Nastasia Hadjadji affirmant que la matrice idéologique des blockchains est ancrée très à droite politiquement. L'idée étant que si quelqu'un trouve en Bitcoin un moyen d'instaurer le communisme, c'est que l'idéologie politique n'est pas intrinsèque à la technologie, mais uniquement dans les usages qui en sont fait.

Maintenant que j'ai lu le livre, j'ai acquis la certitude que celleux qui le citent ne l'ont pas fait. Sinon, iels l'auraient trouvé trop mauvais pour l'utiliser sérieusement comme argument sans craindre de passer encore plus pour des idiot·es. N'importe qui qui s'est un tant soit peu intéressé au fonctionnement des blockchains, même en y comprenant pas tout, serait accablé à la lecture de ce texte, ne serait-ce que de la tentative de l'auteur de restituer ce qu'il pense avoir compris de Bitcoin, qui est une véritable catastrophe alors même que c'est censé être le cœur de son ouvrage.

À vrai dire, comme je suis quasi persuadé que personne n'a vraiment lu ce texte chez PUF avant qu'il y soit publié (sinon, encore une fois, quelle honte…), j'en viens par moment à me demander si (voire à espérer que) je ne suis finalement pas son seul lecteur, me retrouvant le dindon de la farce qu'il y avait à dindonner (les vrai·es savent).

Bref, ne lisez pas ce torchon, ça n'en vaut pas la peine. Ou alors, si vous êtes spécialiste d'un sujet, n'importe lequel, prenez le comme un jeu à boire : une gorgée à chaque fois qu'une bêtise est écrite sur votre domaine ! Mais dans ce cas, prévoyez une journée de libre pour décuver le lendemain de votre lecture.

Introduction technocritique aux blockchains à Pas Sage En Seine 2023

L'enregistrement vidéo de la conférence Promesses et (dés)illusions : une introduction technocritique aux blockchains que j'ai donnée lors du festival Pas Sage En Seine 2023 le vendredi 16 juin a été mise en ligne sur PeerTube, j'en ai mis une copie sur ma chaîne YouTube :

Introduction technocritique aux blockchains — Pas Sage En Seine #PSES2023

L'ultra-individualisme de la décentralisation totale

Je voudrais dans ce billet faire part de mes réflexions de ces dernières années sur le sujet de la décentralisation. C'est un sujet sur lequel mon opinion a beaucoup évoluée depuis que j'ai commencé à y réfléchir. M'étant construit politiquement notamment à travers le mouvement pour le logiciel libre et dans une culture relativement geek/internet (à une époque où c'était moins “mainstream”), j'ai longtemps été favorable au maximum de décentralisation possible. Pendant quelques années j'ai par exemple hébergé moi même mes mails, et j'ai même pesté quand il était devenu quasi-impossible de le faire sans devoir potentiellement y passer plusieurs jours à temps plein pour gérer les contraintes imposées par les GAFAM et leurs décisions aussi rapides que péremptoires sur qui peut envoyer des mails à leurs utilisateur·es ou non. J'ai fini par abandonner l'auto-hébergement de mes mails faute de temps (et aussi, je l'avoue, parce que passé la période d'apprentissage de la mise en œuvre et de l'administration d'un serveur de mails, la motivation à y passer encore du temps n'était simplement plus là).

Comme je le disais, mon avis sur le sujet à beaucoup évolué depuis. Bien sûr, je suis toujours opposé à la concentration du pouvoir permise par la centralisation ou même la contraction[1] des réseaux. Et en ce sens, je suis toujours favorable à la décentralisation. Mais plus nécessairement sous la même forme, plus nécessairement au même point.

Ce que j'appelle la décentralisation totale, c'est quand chacun·e gère individuellement ses affaires. Dans le cas du numérique par exemple, chacun·e devrait avoir à la maison un petit serveur qui héberge ses mails, ses pages web, son blog, son cloud, son instance de Mastodon[2], etc. L'idée, plutôt bonne a priori, est de supprimer au maximum les intermédiaires potentiellement malveillants. De fait, il semble tout à fait raisonnable d'argumenter qu'en terme de liberté individuelle, moins on est dépendant d'autres, mieux c'est.

Dans un réseau pair-à-pair, chacun·e est entièrement responsable d'ellui-même. Cela suppose que tout le monde est formé à tout. Ce n'est évidemment pas réaliste.

Clairement, si chacun·e devait auto-héberger ses mails par exemple, l'écrasante majorité des personnes (pour ne pas dire la quasi intégralité) n'auraient tout simplement jamais eu d'adresse email.

De même, imaginer que l'utilisation répandue (voire rendue nécessaire) de la cryptographie asymétrique est envisageable sans aucun tiers de confiance dans le monde réel est absolument hors sol : il me semble extrêmement élitiste de demander à chacun·e d'être responsable de la sécurité et de la pérennité de ses clefs privées, et tout autant prétentieux de s'en penser capable sans jamais faire d'erreur. Rappelons d'ailleurs que le droit à l'erreur n'existe souvent pas dans le type de situations engendrées par les systèmes recourant à ce type d'architecture (et c'est aussi pour ça que les « cryptomonnaies » ne sont et ne peuvent pas être démocratiques).

Le seul parallèle politique pertinent avec ce type de réseaux me semble être l'individualisme, le chacun·e pour soi. Ça ne me convient pas. Les défenseurs de ce type d'organisations sont le plus souvent ultra-individualistes[3]. Chez les défenseurs de la liberté individuelle, on trouve d'ailleurs des gens pour qui toutes solutions intermédiaires, comme la fédération (cf. ci-dessous), ne peut pas être considérée comme de la décentralisation. Une forme d'absolutisme qu'on retrouve évidemment chez certains cryptocards comme le montre par exemple cet article (justement écrit par un vendeur de NFT) dénonçant Mastodon comme étant centralisé. Ce n'est pas étonnant : la décentralisation totale correspond au modèle ultra-individualiste qui donne une raison d'être à la défiance généralisée qui, si on l'admet, contribue à rendre nécessaire le recours à une blockchain.

Contrairement à la fausse dichotomie bien souvent exploitée dans le narratif des cryptocards[4], l'alternative à une décentralisation totale n'est pas forcément la centralisation totale.

Dans un réseau centralisé, le pouvoir est concentré dans les mains d'une seule entité qui peut décider de tout pour tout le monde. Bien sûr, on peut imaginer que cette entité soit elle-même contrôlée démocratiquement. Mais je ne crois plus en l'illusion qui consiste à prêter à une organisation une vertu qui n'est pas gravée dans sa structure et nécessite la bonne volonté de certaines personnes, aussi bienveillant·es soient-elles, pour fonctionner. Aucun·e individu ne peut être plus fort·e que les structures dans lesquelles iel évolu·e.

En pratique avec les architectures centralisées, il est très difficile voire impossible de peser sur le centre qui devient systématiquement trop puissant et incontrôlable. Les exemples historiques en politiques ne manquent pas. On peut aussi penser à ce qui se passe en ce moment (lors de la rédaction de ce billet) sur la plateforme centralisée Reddit après une grève importante contre une décision de l'entreprise qui gère la plateforme[5]. Malgré une organisation potentiellement autonomes des différentes communautés (les subreddits) qui existent sur la plateforme, la gestion d'une partie d'entre elles s'est faite court-circuiter par les administrateurs centraux de la plateforme.

Le parallèle politique qui me semble pertinent avec ce type de réseaux est l'autoritarisme. Ça ne m'a évidemment jamais convenu.

Or donc, comme dit plus haut, il existe au moins une troisième voie.

Dans un réseau fédéré, on tente un compromis pragmatique. C'est une forme intermédiaire de décentralisation, qui permet de déconcentrer le pouvoir tout en profitant des avantages du collectifs. Cela demande évidemment de la confiance sociale au sein de chaque collectif. Les conditions d'existence de cette confiance sont alors permises par la taille réduite des collectifs, par leur localité dans certains cas, et/ou encore par le fait que chacun·e puisse choisir auquel iel appartient.

C'est le type de structure choisi pour le fédivers[2] typiquement pour Mastodon, ou encore par les CHATONS qui sont les collectifs inventés par Framasoft dans le cadre de sa campagne “dégooglisons internet” et qui peuvent exister de manière locales, thématiques, associatives, etc.

C'est aussi le type de structure du réseau du courrier électronique, ce qui fait que, pour en revenir à l'anecdote racontée en ouverture de ce billet, lorsque j'ai décidé de ne plus héberger mes mails moi-même, j'ai pu choisir librement un prestataire dont c'est le métier pour le faire à ma place. Si cela avait existé à l'époque, j'aurais aussi aussi pu choisir un CHATONS qui propose ce service. La force de ce type d'organisation, c'est de pouvoir participer au collectif de notre choix (être au service du collectif) tout autant que de pouvoir se reposer dessus (se servir du collectif).

Le parallèle politique le plus pertinent avec ce type de réseau me semble être le fédéralisme. C'est de loin le type de structure / d'organisation qui me semble la plus désirable. Ce type d'organisation permet une forme de souplesse qui autorise par exemple l'expérimentation, y compris en parallèle, de différents systèmes de prises de décisions pour ensuite propager les modèles qui fonctionnent le mieux. Dans certains cas, la structure de la fédération impose même l'élaboration de positions collectives au seins des collectifs fédérés. Ces positions ont souvent la propriété d'être meilleures qu'un agrégat de positions individuelles, ne serait-ce que parce que leur construction nécessite de prendre le temps du débat et de la discussion. C'est d'ailleurs comme ça que fonctionnent certaines organisations politiques révolutionnaires et certaines organisations syndicales de lutte.

Selon l'adage, seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. Pour être honnête, je ne suis même pas convaincu qu'on aille effectivement plus vite quand on est seul… et quand bien même ce serait le cas, soyons moins pressé·es ☺.

AJOUT 20/06/2023 : On m'a très justement fait remarquer que j'ai oublié de discuter de la dimension écologique de la question dans ce billet, alors que c'est un enjeu crucial. Effectivement, cela mériterait presque un billet à part entière. Je ne sais pas si je l'écrirais un jour, mais je peux déjà en dire quelques mots rapidement ici :

  • La décentralisation totale impose une redondance des ressources et une multiplication des appareils qui ne sont pas compatibles avec les enjeux écologiques de décroissance, ou du moins de rationalisation de la consommation énergétique.
  • La centralisation impose l'existence d'un service qui se rend indispensable et ne peut donc plus se permettre la moindre tolérance aux pannes : quand le service central est en rade, c'est le réseau entier qui est hors-service, pour tout le monde. Cela impose la mise en œuvre de politique de gestion qui ne peuvent pas être écologiquement responsables : à l'échelle d'un Google, on ne peut pas perdre de temps à réparer une panne sur un serveur, on le jette et on le remplace (en supposant que la granularité soit encore celle du serveur et pas de la baie de serveurs, voire d'un conteneur de baies…).
  • La fédération est encore une fois le compromis raisonnable : on profite de la mutualisation des ressources tout pouvant rester à une échelle “à taille humaine” qui permet par exemple de prendre le temps de la réparation (si le serveur mail d'une association est en rade deux jours, ça n'impacte pas le reste du réseau, et au fond ce n'est pas très grave, les mails des personnes concernées arriveront deux jours après et voilà), voire de la mise à l'arrêt complète de certaines ressources sur des périodes où celles-ci sont inutiles pour le collectif concerné.
    AJOUT 21/06/2023: On me fait également remarquer que de rapprocher l'informatique des personnes permet de matérialiser/concrétiser son existence (en comparaison au “cloud” qui reste très abstrait) et encourage par là même une forme de sobriété.

Notes

  1. ^ Dans le cas de courrier électronique par exemple, il ne s'agit pas d'un réseau centralisé, mais il est de fait de plus en plus contracté autour d'une poignée d'acteurs, qui peuvent alors imposer leurs standards au reste du réseau. C'est aussi ce qui s'est passé à une certaine époque avec XMPP (Google Talk et Facebook Messenger étaient autrefois interopérables avec ce protocole ouvert). Et il va falloir se méfier de ça dans le cadre du fédivers également… voir l'article de NextImpact sur P92.
  2. a, b Si le mot “instance” vous intrigue, je vous renvoie à l'article “Réseau : comprendre le fédivers” que j'avais publié dans Alternative libertaire n°300, en décembre 2019.
  3. ^ Pour être clair, ce qui est individualiste n'est bien sûr pas le comportement des geek·es qui décident de s'auto-héberger pour le fun ou pour apprendre, c'est de prêcher l'auto-hébergement, la décentralisation totale, comme étant le meilleur modèle.
  4. ^ Voir à ce sujet la fin de mon billet précédent sur le livre No Crypto de Nastasia Hadjadji.
  5. ^ Et je tiens bien à parler de grève ici et non pas de boycott, puisque les utilisateurices de la plateforme en sont bien des travailleur·es, même si le travail fourni l'est gratuitement et sans contrat, tout comme le travail domestique tel que décrit par Christine Delphy. Je vous renvoie à l'article où je détourne l'adage « si c'est gratuit, c'est toi le produit » en titrant “Si c'est gratuit, c'est toi qui produis” que j'avais publié dans Alternative libertaire n°297, en septembre 2019.

 

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