La vérité sur la blockchain

Depuis quelques années, la technologie de la blockchain est sujet à un tel buzz qu'elle est mise à toutes les sauces. Les projets utilisant cette technologie se multiplient sans que le choix de l'utiliser ne semble être justifié par la nature des projets en question. La raison à cela semble être le fruit d'un pur effet de mode (lui même assez directement lié à l'idéologie aveuglée du solutionnisme technologique) et des possibilités de financements qui en découlent.

En règle générale, le principe de ces projets est d'enregistrer des informations dans une blockchain en prétendant que cette technologie apporte une certaine forme de garantie. On voit par exemple régulièrement passer des projets qui consistent à mettre dans une blockchain des informations de traçabilité, des actes notariés, ou encore des diplômes, en promettant par ce biais des garanties de sécurité et de validité de ces informations tout en permettant une désintermédiation.

Il faut comprendre que l'intérêt d'une blockchain est de permettre l'établissement d'un consensus[1] distribué. C'est à dire permettre à un ensemble de systèmes autonomes de se mettre d'accord sur une donnée commune, 1- sans avoir besoin d'une autorité centrale, et 2- dans un contexte conflictuel (personne ne fait confiance à qui que ce soit). Quand on a pas ce besoin spécifique, l'utilisation d'une blockchain n'a aucun intérêt.

Cet éclaircissement fait, il est évident que bon nombre des projets autour des blockchains n'ont aucun sens. Déjà, tous ceux qui consistent à avoir une blockchain gérée par une autorité particulière, ou qui implémentent une forme de contrôle d'accès… Mais aussi tous ceux qui prétendent pouvoir rendre obsolète le recours à une autorité pourtant intrinsèquement nécessaire.

Prenons l'exemple des diplômes. Un diplôme universitaire est nécessairement délivré par un établissement d'enseignement supérieur habilité à le faire par un état (ou une autre institution, peu importe). Vouloir mettre des certifications de diplôme dans une blockchain n'a donc aucun sens car seul l'établissement qui a délivré le diplôme est réellement en mesure de certifier son authenticité. On a donc affaire à une autorité centrale indispensable à la certification du diplôme, quelle que soit la façon dont celui-ci existe, sur papier ou numériquement. Il n'y a donc pas besoin de blockchain, et c'est même contre-productif d'en utiliser une. Si certifier numériquement des diplômes est utile, alors c'est faisable de manière plus efficace et moins coûteuse sans blockchain (et on sait très bien faire ce genre de choses, c'est comme ça que fonctionnent les certificats TLS utilisés pour les connexions sécurisées en HTTPS sur le web par exemple).

Mais le souci avec ces projets autour de blockchains est en fait bien plus profond que ça. Ce que beaucoup de monde semble ne pas comprendre (ou ne pas vouloir comprendre) c'est qu'en règle générale, ce qui est écrit sur une blockchain n'a aucune valeur de vérité dans le monde réel, si ce n'est pas appliqué/imposé par une autorité tierce. Exactement de la même manière que le contenu d'un contrat écrit sur du papier n'a de valeur que tant que l'ensemble des parties restent d'accord avec, ou qu'il existe une autorité tierce qui a la capacité de contraindre les parties récalcitrantes à honorer le contrat.

La seule vérité qui est garantie par l'écriture d'une information sur une blockchain, c'est que l'information en question est écrite sur la blockchain en question.

Cela n'a donc d'intérêt que si c'est l'écriture elle même qui définit la vérité. C'est à dire qu'il s'agit d'une écriture performative. C'est le cas avec les cryptomonnaies, où le montant contenu dans un portefeuille[2] est calculé à partir des transactions écrites sur la blockchain, c'est à dire où la vérité (une vérité très locale qui n'a de sens que "dans" ladite blockchain) est définie par l'écriture.

Il ne faut pas confondre ce qu'on écrit parce qu'on a décidé (par ailleurs) que c'est vrai, et ce qui est vrai parce que c'est écrit.

En dehors des cryptomonnaies donc, je n'ai jusqu'à présent vu aucun autre exemple d'utilisation justifiée[3] de blockchain. Et pour cause : on vient de démontrer que dès que ce qui est écrit dans une blockchain concerne une chose qui est extérieure à cette blockchain, alors l'utilisation d'une blockchain n'apporte strictement aucune garantie de plus que l'écriture par exemple sur un morceau de papier quelconque. Et donc que la blockchain ne peut être un remplacement que du papier et du papier seulement (en moins pratique, moins efficace, plus coûteux, plus polluant, moins respectueux de la vie privée, etc.). Et donc que toutes les institutions et autorités qui existent autour pour donner un sens et une valeur au dit papier (que ce soit un acte notarié, un titre de propriété, un diplôme, etc.) sont toujours nécessaires. En utilisant une blockchain, on paye le coût de la décentralisation et de l'absence de confiance, mais sans rien décentraliser du tout, et sans éliminer aucun besoin de confiance.

Notes

  1. ^ Il faudra que j'écrive un billet à propos de ce qu'on appelle « consensus » dans le cadre des blockchains car c'est une utilisation extrêmement trompeuse de ce mot. AJOUT (05/01/2022) : c'est fait ! Voir Vocabulaire : consensus.
  2. ^ Là aussi, cela mériterait des billets pour discuter les termes de « cryptomonnaie » et de « portefeuille » qui sont à mon avis particulièrement mal choisis. AJOUT (06/01/2022) : c'est en partie fait ! Voir Vocabulaire : portefeuille.
  3. ^ Cela ne veut pas dire que l'existence des cryptomonnaies est justifiée, mais simplement que le concept de cryptomonnaie tel qu'il existe nécessite effectivement une blockchain. Le sujet de savoir si l'existence des cryptomonnaies est une bonne chose n'est pas discuté ici (cela dit, ça ne l'est pas). Je suggère la lecture de The List of Tired Crypto Talking Points (en anglais) pour plus d'informations sur le sujet.