Lecture : “No Crypto”

J'ai virtuellement rencontré Nastasia Hadjadji début septembre 2022, sur Twitter, alors qu'elle couvrait en direct depuis Londres le Crypto Policy Symposium 2022 que je suivais avec intérêt. À vrai dire, je ne m'attendais pas à trouver une couverture de qualité et en français de cet évènement, j'étais en fait tellement surpris et content à la découverte de son travail que je le lui avais immédiatement signifié par message direct, et nous avions alors brièvement échangé à l'époque.

Il y a quelques semaines, elle annonçait la sortie le 26 mai d'un livre qui tire justement sa genèse du voyage à Londres de l'autrice : No Crypto — Comment Bitcoin a envoûté la planète. Il ne m'en a pas fallu plus que ça pour le pré-commander immédiatement. En fait, j'ai même été tellement impatient que j'ai demandé à Nastasia Hadjadji si il serait possible d'avoir une copie numérique de son tapuscrit pour pouvoir le lire immédiatement et en faire une critique sur mon blog pour sa sortie, ce qu'elle a chouettement accepté ☺ ! Voici donc.

NO CRYPTO — Comment Bitcoin a envoûté la planète La première chose que je retiens de sa lecture, c'est que bien que je ne sois pas le public principalement ciblé par le livre au sens où, étant déjà assez bien informé sur le sujet, je n'y ai pas appris grand chose de nouveau, sa lecture valait quand même largement la peine tant les thèses présentées et les raisonnements développés le sont avec rigueur. C'est toujours bien de remettre les choses en place au sein d'un discours clairement construit et sourcé (d'autant qu'un certains nombre de sources et de nombreux exemples pris au fil de l'ouvrage m'étaient pour le coup inconnus avant sa lecture).

Dès l'introduction l'autrice situe proprement son propos : Ce livre propose donc une lecture politique des crypto-actifs ancrée dans la Théorie Critique d’Internet (Critical Internet Theory), une discipline des sciences sociales qui met en lumière les structures de pouvoir qui s'expriment à travers le code et les technologies, en insistant sur la place de l'idéologie dans la diffusion de ces objets.. Oui, le sujet est politique et doit être traité comme tel. Pour beaucoup de monde, je pense (j'espère) que c'est une évidence. Pour les autres, iels en seront convaincu·es par l'autrice au fil des six chapitres que comporte l'ouvrage et dont les titres ne laissent pas de place à l'ambiguïté : 1- Le culte de Bitcoin, 2- Les racines d'une e-déologie, 3- L'âge d'or de l'arnaque, 4- Le désastre écologique, 5- Crypto-colonialisme et inclusion prédatrice, et pour finir de planter le clou 6- Politique du Bitcoin.

Après un premier chapitre dans lequel l'autrice dresse avec justesse des portraits typiques des crypto-adeptes[1] (au rang desquels on retrouve les opportunistes, les défricheurs, les idéologues, les idéalistes, et les révoltés) tout en démontrant la religiosité (quelquefois explicite !) de leur technophilie qui va parfois jusqu'au culte sectaire, le second chapitre démontre sans laisser aucune part au doute que ces technologies presque systématiquement présentées comme anti-système y sont en fait parfaitement et en tous points intégrées. Loin de permettre un monde libéré de l'oligarchie financière, l'industrie des crypto-actifs non seulement dépend des élites en place et les renforce, mais se rend également coupable des mêmes pratiques de collusion entre la finance et les états, au détriment des populations. De nombreuses preuves sont apportées à ce propos, y compris des exemples français, mais je choisis de vous en extraire une en particulier ici, en lien avec le scandale FTX : Le 11 novembre, FTX se place sous le régime de la protection des faillites auprès d'un tribunal du Delaware. Une nouvelle fois une société du marché des crypto-actifs dont la raison d'être était de contourner les lois fédérales en appelle à l'État, et donc à l'argent des contribuables, pour amortir les dégâts causés par sa gestion déplorable.. Dont acte.

Le troisième chapitre poursuit sur les arnaques, mais dans un sens tout à fait direct cette fois, en démontrant petit à petit, à l'appui notamment des travaux de David Gerard, Amy Castor, et Stephen Diehl que je recommande au passage, qu'en plus de n'avoir qu'une valeur marchande (par opposition à une valeur d'usage), cette valeur marchande n'est qu'une pure valeur d'échange (par opposition à une valeur économique) : la seule valeur des crypto-actifs, c'est “à combien le pigeon suivant va bien vouloir l'acheter ?”, un concept habilement nommé “Greater Fool Theory”. C'est ainsi que, à l'opposé du discours anti-inflationniste porté par les crypto-adeptes, le marché des crypto-actifs est artificiellement gonflé par ses plus gros investisseurs[2] pour attirer le chaland. Ces mêmes investisseurs inondent en même temps et avec le même objectif des startups aux projets pourtant complètement creux mais qui alimentent la hype médiatique autour de concepts vides comme le “web3”, qui à leur tour ont recours aux services de certains influenceurs sans scrupules…

Le quatrième chapitre s'attaque à l'épineuse et cruciale question écologique. Malgré l'évidence de l'hyper-consommation énergétique des blockchains à preuve de travail[3], les crypto-adeptes répondent régulièrement à la question en citant ce qu'ils pensent être des contre-exemples suffisants pour nier le problème, comme l'installation de l'entreprise de minage Riot Platforms à Corsicana au Texas censée permettre la stabilisation de la grille électrique par absorption du surplus de production, ou encore l'histoire du Parc national de Virunga au Congo sauvé par des profits générés en minant des bitcoins. Sources à l'appui, ces exemples sont systématiquement démontés par l'autrice, qui donne à travers son texte la parole aux spécialistes universitaires comme aux oppositions locales, et rappelle au passage les scandales presque systématiquement cachés derrières ces situations. Typiquement, les sommes colossales (qui se chiffrent en centaines de million de dollars) que les contribuables texans vont payer à leur insu pour défrayer les (supposés) effacements des mineurs du réseaux électriques lors des pics de demandes. Ou encore, les installations de fermes de minage au Kazakhstan au détriment des populations qui subissent à la fois, en raison de la demande importante que les mineurs font peser sur le réseau électrique, de nombreuses coupures de courant et une augmentation des tarifs de l'énergie. Je vais m'arrêter là, mais le chapitre est dense.

Le cinquième chapitre est tout aussi fourni que le précédent. Il est cette fois question de l'inclusion prédatrice, c'est-à-dire de la façon dont des narratifs d'inclusivités sont utilisés pour attirer des communautés opprimées, que ce soit les femmes, les LGBTI, ou les racisé·es dans les pays du nord (ici l'autrice s'appuie entre autres sur les travaux de l'excellente Molly White), ou les pays du sud dans leur ensemble. Il y est évidemment longuement question du Salvador et de son président-dictateur fou de Bitcoin qui transforme son pays en cobaye au service d'une élite financière essentiellement états-unienne, et qui insiste et poursuit l'expérimentation malgré un échec manifeste et le rejet par sa population. Il y est aussi question plus largement de l'Amérique latine et du continent africain. De nouveau, la parole est donnée à des spécialistes universitaires pour expliquer les mécaniques de prédation à l'œuvre et décrire leurs effets nécessairement néfastes puisqu'il s'agit finalement de mettre plus de ce qui pose l'essentiel des problèmes en premiers lieux : la spéculation sauvage, les marchés dérégulés, la financiarisation capitaliste.

Pour finir, le sixième chapitre est en quelques sortes une forme condensée et mise à jour du livre de 2016 de David Golumbia, The Politics of Bitcoin. Les liens entre l'industrie des cryptos-actifs et l'alt-right américaine, mais aussi l'extrême droite française, y sont démontrés : mythes économiques communs, mêmes individus impliqués, etc. Il y est rappelé que loin d'être des technologies neutres, les blockchains et les crypto-actifs sont des chevaux de Troie pour la pensée réactionnaire. L'autrice met d'ailleurs en garde ses lecteurs et lectrices au sujet de ce qui risque de pousser sur les cendres du monde des crypto-actifs quand celui-ci finira inévitablement par s'effondrer sur lui-même. Les crises économiques du capitalisme financier et leurs conséquences inégalitaires sur les populations sont un terreau fertile pour les théories économiques complotistes profitant du même élan à l'extrême droite et aux idéologies réactionnaires pro-cryptos. En installant dans le débat une fausse dichotomie entre d'un côté un État-Léviathan autoritaire et de l'autre l'idée d'une société ouverte, libre, et décentralisée qui reposerait sur un sacro-saint et tout puissant marché, le discours des crypto-adeptes efface complètement le fait que la seule chose qu'ils proposent concrètement est de soustraire les puissants du contrôle collectif potentiellement permis par l'État. Comme le propose l'autrice, on peut effectivement résumer la thèse démontrée dans ce chapitre en une phrase de Yanis Varoufakis, qu'elle traduit en français : Le système économique mondial actuel est oligarchique, opportuniste, irrationnel et inhumain, mais l'essor des cryptos ne le rendra que plus oligarchique, plus opportuniste, plus irrationnel et plus inhumain.[4].

Malgré cela, si je devais avoir un reproche à faire à l'ouvrage ce serait de bien trop laisser les mots « anarchie », « anarchisme », « anarchiste », et même « libertaire » au camp de ceux qui n'y voient que l'anti-étatisme et la liberté individuelle absolue, sans aucune des notions de socialisation, de libertés collectives, et d'autogestion que ces termes devraient pourtant porter avec force. J'aurais aimé par exemple que lorsque l'autrice cite Tim May, a minima une note de bas de page remette en question cette appropriation malpropre de l'anarchisme par un libertarien, pour ne parler que d'une des premières fois où ce souci apparaît dans l'ouvrage.

Il faut reconnaître à l'autrice que, contrairement à la plupart des travaux critiques sur les crypto-actifs, elle dit explicitement que la dichotomie présentée dans le discours des crypto-adeptes est une alternative simplificatrice qui sert à éluder le fait que l'on peut tout à la fois critiquer la coercition organisée par les états et l'industrie des cryptos, dans un même mouvement de prise de recul. Cependant, j'irais plus loin, en affirmant que la prise de recul peut aller jusqu'à soumettre à une critique radicale autant l'État lui-même que le marché, dont l'industrie des crypto-actifs n'est finalement qu'une partie. Il me semble qu'un tel rappel est d'autant plus important qu'il est rare, et que l'oublier contribue à invisibiliser des familles politiques qui, bien que petites en terme de taille, sont d'une importance essentielle dans les mouvements sociaux tant historiquement que dans l'actualité. Je pense notamment à l'ensemble des courants anti-autoritaires du mouvement ouvrier, souvent oubliées des programmes d'histoire, tels que le communisme libertaire, le marxisme libertaire, le socialisme libertaire, l'anarcho-syndicalisme, ou bien sûr le syndicalisme révolutionnaire. Aucune de ces familles politiques n'a quoi que ce soit à voir avec le libertarianisme des crypto-adeptes qui revendiquent les termes « anarchiste » et « libertaire », sans pour autant qu'aucune d'entre elles ne soit favorable ni à l'État ni à la dérégulation totale conduisant à la loi du plus fort, contrairement aux libertariens. Elles n'ont d'autant plus rien à voir qu'en pratique les libertariens ne sont absolument pas anti-système puisqu'au fond, ce qu'ils veulent, c'est toujours plus de capitalisme et de marché (i.e., du système), et qu'en plus il est aujourd'hui évident que ces structures ne subsistent pas d'elles-mêmes et nécessitent du coup sans arrêt d'être sauvées ou cadrées, sous perfusion d'argent public via des états capitalistes forts ou autoritaires dont les libertariens s'accommodent donc parfaitement (on a vu l'exemple du Salvador sur lequel les crypto-adeptes ne tarissent pas d'éloges).

Dans son livre, Nastasia Hadjadji montre suffisamment les accointances des états capitalistes avec l'industrie des crypto-actifs au même titre qu'avec le reste de la finance dont cette industrie ne se démarque finalement pas vraiment, si ce n'est en poussant à leur paroxysme ses concepts les plus pernicieux. Ce travail est remarquablement mené par l'autrice. J'aurais apprécié que la logique du raisonnement soit poussée plus loin, jusqu'à affirmer qu'une émancipation réelle ne sera pas permise sans se défaire pour de bon de toutes formes d'autorités imposées, que ce soit donc par un état ou par une puissance privée à travers un marché. S'émanciper signifie se défaire de tout asservissement, quel qu'il soit. Refuser le monde ultra-individualiste de compétition sauvage promis par les technologies basées sur des blockchains ne veut certainement pas dire faire l'apologie du système bancaire capitaliste, soit ; mais il faudrait à mon avis qu'il soit tout aussi clair que ça ne veut certainement pas dire non plus faire l'apologie de l'État. Tout comme il existe d'autres modes d'organisation de la production que le marché capitaliste, il existe d'autres modes d'organisation collective de la vie publique que l'État-nation. Bon, mais au point où on en est actuellement, j'avoue que c'est presque du pinaillage…

Bref, No Crypto de Nastasia Hadjadji sort ce vendredi, le 26 mai, et j'en recommande fortement la lecture ! Vous savez désormais quoi faire ce week-end, et ça commence par un petit tour chez votre libraire ☺.

Notes

  1. ^ Je reprends dans ce billet le terme “crypto-adeptes” utilisé dans l'ouvrage de Nastasia Hadjadji, mais je conserve par ailleurs l'usage du mot-valise de mon invention “cryptocards”, que j'essaye tant bien que mal de populariser.
  2. ^ Ces gros investisseurs sont tous d'importants fonds d'investissement et capital-risqueurs faisant systématiquement partis de la finance traditionnelle pourtant décriée par les discours pro-cryptos…
  3. ^ Je note ici que j'ai déjà expliqué dans mon billet “Le coût d'une blockchain” qu'indépendamment du mécanisme de consensus utilisé par une blockchain, pour des questions d'efficience le coût de celle-ci n'est jamais à la place mais toujours en plus de l'alternative.
  4. ^ « Within our present oligarchic, exploitative, irrational, and inhuman world system, the rise of crypto applications will only make our society more oligarchic, more exploitative, more irrational, and more inhuman. », Yanis Varoufakis dans « Crypto & the Left, and Techno-Feudalism », The Crypto Syllabus.