Paradoxe libriste et logiciel émancipateur
Par Pablo le dimanche 13 novembre 2022, 13h12
Quand on choisi de parler de logiciel libre plutôt que d'open source, c'est avant tout pour insister sur les aspects politiques et philosophiques, plutôt que sur le modèle de développement. C'est une façon de signifier que ce qui importe, ce n'est pas le logiciel, mais l'humain. La philosophie du projet GNU commence d'ailleurs par placer l'humain au centre : “Logiciel libre” signifie que les utilisateurs du logiciel possèdent la liberté
. C'est le (code source du) logiciel qui est ouvert, mais c'est bien l'humain qui est libre.
Libre, si on s'en tient à la définition donnée par le projet GNU, d'exécuter le programme, d'étudier et modifier le programme sous forme de code source, d'en redistribuer des copies exactes, et d'en redistribuer des versions modifiées.
Comme toutes les libertés, si l'on suit l'adage suivant lequel la liberté de chacun s'arrête là où commence celle des autres
, celles-ci nécessitent d'être encadrées si on fait le choix de dire que la liberté collective prend le pas sur la liberté individuelle. Le choix de prioriser le collectif consiste à faire le compromis de réduire — évidemment, le moins possible — les libertés individuelles de sorte à pouvoir garantir les mêmes libertés à chacun·e. C'est généralement ce qu'on a en tête quand on dit que la liberté sans l'égalité n'a pas de sens, et vice-versa[1].
Dans certains cas, comme dans celui de la liberté d'expression par exemple, faire ce compromis est une nécessité pragmatique, typiquement à cause du paradoxe de la tolérance.
Dans le monde du logiciel libre, faire le choix pragmatique de prioriser le collectif se traduit par exemple par le copyleft, qui consiste à ajouter des contraintes aux libertés offertes par la licence du logiciel afin de garantir et propager la liberté et la coopération
, en l'occurrence, en conditionnant le droit de redistribution de versions modifiées au devoir de le faire selon les mêmes modalités (et donc en propageant cette contrainte).
Évidemment, au sein du monde du logiciel libre, tout le monde n'est pas d'accord avec ce compromis. Certain·es préfèrent les licences les plus permissives, tandis que d'autres (c'est mon cas) préfèrent les licences copyleft, plus restrictives mais pourtant considérées comme plus libres. On oppose ici une vision plutôt individualiste d'un côté et plutôt collective de l'autre. Politiquement, on pourrait parler d'une tendance plutôt libertarienne dans le premier cas, et d'une tendance plutôt libertaire dans le second.
Ce qui m'étonne, c'est la limite arbitraire à laquelle s'arrête ce raisonnement. Dans le milieu libriste, y compris parfois très à gauche, il semble que la possibilité de compromis s'arrête souvent brutalement sur la liberté d'utilisation du logiciel, sur laquelle il serait inadmissible de vouloir poser des conditions, comme le fait pourtant le copyleft sur la liberté de partage.
Par exemple, l'orthodoxie libriste va immédiatement dénoncer comme étant non libre une licence qui tente d'interdire (ou plus exactement, qui ne donne pas a priori l'autorisation pour) un usage commercial, ou d'autres qui vont même plus loin.
Pourtant, certaines licences posent des limites additionnelles dans l'utilisation de leurs logiciels pour éviter que ceux-ci ne deviennent des outils d'oppression ou d'exploitation. L'exemple typique est CoopCycle, un logiciel qui permet de mettre en place une plateforme de livraison à vélo. Les développeur·es de ce logiciel ne veulent pas qu'il puisse servir à l'exploitation de travailleur·es, et ont donc inventé le coopyleft qui impose pour avoir le droit d'utiliser le logiciel de s'organiser selon un modèle d'entreprise coopérative de l'économie sociale et solidaire, où les livreurs et livreuses non seulement sont salarié·es, mais aussi et surtout participent de façon majoritaire aux prises de décision de l'entreprise. Cela a pour objectif d'éviter que quelqu'un se serve du logiciel pour monter une plateforme de livraison similaire aux plus connues d'entre elles, qui payent à la tâche, imposent l'auto-entreprenariat, contournent et bafouent le droit du travail, etc.
Très majoritairement dans mon expérience, les milieux libristes refusent catégoriquement d'appeler CoopCycle un logiciel libre. Mais ce refus relève selon moi d'une incohérence philosophique.
D'un côté, on souhaite démarquer le libre de l'open source en expliquant que le libre insiste sur la philosophie et le politique, sur la liberté des personnes, tandis que l'open source insiste sur le modèle de développement. Puis, pour cette exacte raison, le libre accepte et défend le copyleft, c'est-à-dire un compromis nécessaire entre égalité et liberté pour mieux garantir et propager la liberté. Liberté, qui, en toute logique, devrait donc toujours être celle des personnes.
De l'autre, quand il s'agit de refuser l'exploitation, ce qui correspond aussi très exactement à une protection de la liberté des personnes par une garantie d'égalité entre elles, tout d'un coup, un compromis n'est plus entendable. Le coopyleft ne serait pas libre.
La seule façon de mettre en cohérence l'acceptation d'un compromis sur le partage et le refus d'un compromis sur l'usage serait de revenir sur notre hypothèse de départ, celle qui distinguerait le libre de l'open source : si on admet que ce qui importe ce n'est pas la liberté des personnes mais le modèle de développement, le copyleft peut encore se défendre (puisqu'il impose de propager les améliorations du logiciel), mais le coopyleft n'a effectivement plus de sens.
Il me semble bien qu'on est ici face à un paradoxe dans la pensée libriste majoritaire. Il serait possible de résoudre ce paradoxe en conservant notre hypothèse de départ, en faisant simplement évoluer au sein de la communauté libriste ce qu'il est acceptable d'appeler un logiciel libre pour y inclure des logiciels comme CoopCycle. C'est l'objectif que je me fixe par exemple en écrivant ce billet, ou lorsque je suis intervenu en tant que militant libertaire aux Journées du Logiciel Libre 2022.
Étant absolument opposé au solutionnisme technologique, jamais je ne considérerais le logiciel libre comme suffisant, mais, dans la conception que je m'en fais, il est tout de même nécessaire à l'émancipation, et c'est d'ailleurs la principale raison de le défendre et de le promouvoir. En revanche, si on ne résout pas le paradoxe philosophique exposé dans ce billet de la façon que je propose[2], il me semble que les militant·es libristes de gauche ne pourraient même plus voir le logiciel libre comme nécessaire, puisqu'il nous faudrait le dépasser pour défendre ce qu'il conviendrait d'appeler le logiciel émancipateur.