Lecture : “Au-delà du Bitcoin” (prologue)

Ce billet est une critique de certaines des thèses défendues dans le livre Au-delà du Bitcoin de Jean-Paul Delahaye. Ces thèses sont présentées dans le prologue de l'ouvrage, et sont détaillées ensuite dans les chapitres de l'ouvrage. Je ne critique donc pas ici directement l'ouvrage, que je ne me suis pas procuré, mais bien les thèses qui y sont défendues d'après son prologue, disponible publiquement sur le site de l'éditeur.

Commençons par une première mise au point : bien qu'il fasse manifestement parti du clan des allumés de la blockchain de l'Université de Lille (comme je les appelle), il ne fait aucun doute que l'auteur du livre est techniquement compétent, ce qui, quand on parle de blockchain, sort déjà de l'ordinaire. En revanche, il semble manquer, comme c'est trop souvent le cas dans les disciplines universitaires de haute technicité, de recul politique et critique sur la technique. Je vais essayer d'expliquer ici ce qui me pousse à penser cela.

Tout d'abord, l'auteur le dit lui-même. Dans le prologue, avant de présenter les huit thèses défendues dans le livre, il raconte brièvement l'évolution de son rapport personnel avec Bitcoin et les blockchains : d'abord très enthousiaste de Bitcoin, il a fini par en voir certaines limites (une prise de conscience qui a démarré par des questionnements écologiques) au point de le qualifier de Minitel des cryptomonnaies et sa blockchain d'ancêtre devenu Diplodocus par comparaison avec d'autres blockchains qui auraient selon lui repris certains de ses principes généraux, tout en corrigeant ses défauts et surpassant ses capacités. Cette entrée en matière se termine par un avertissement : Le but de cet ouvrage est donc de donner autant que possible une présentation du domaine libérée de tout intérêt autre que technique et scientifique.. On comprend bien à la lecture que les autres intérêts auxquels l'auteur fait référence sont essentiellement les intérêts financiers/économiques des défenseurs habituels des “cryptomonnaies” (ou pire, des maximalistes Bitcoin). Le hic, à mon sens, c'est que se borner à la technique (et à la science, mais le sens de ce mot n'est pas entièrement clair), en particulier quand on parle d'une technologie censée avoir un impact sur le monde réel, c'est déjà un choix politique, qui plus est problématique. D'autant que ça influence, à la baisse, le recul (et donc la compréhension) qu'on peut avoir de ladite technologie.

La première thèse est que les blockchains permettent la circulation d’objets numériques dont ils empêchent la duplication, et auxquels on peut ainsi attribuer une valeur. En dehors des considérations techniques sur la notion de duplication (dont je n'ai aucun doute que l'auteur maîtrise les subtilités, que j'espère qu'il détaille dans les chapitres du livre), une telle affirmation sort à mon sens déjà du cadre de neutralité posé seulement quelques lignes plus haut dans le texte. Il est ici affirmé que la rareté (artificiellement créée par la blockchain) est ce qui permet d'attribuer une valeur à un objet numérique. C'est une interprétation tout à fait orientée politiquement de la notion de valeur, même en se limitant, comme c'est implicitement fait ici, à la notion de valeur marchande. Il existe des tas de contre-exemples d'objets numériques ayant une valeur (y compris marchande, pour le coup) sans pour autant que leur duplication soit empêchée.

L'auteur affirme ensuite que Un argent liquide numérique, indépendant de tout tiers de confiance (chose inconcevable auparavant), est devenu possible.. Je ne suis pas du tout d'accord pour dire que les blockchains permettent l'existence d'argent liquide numérique. Déjà, il faudrait prendre le temps de discuter de ce qu'on accepte ou non d'appeler de l'argent (et il est tout à fait discutable que les crypto-actifs dont il est question ici puissent être considérés comme de l'argent). Ensuite, je soutiens qu'il est inapproprié de parler de liquide : une des propriétés fondamentales de l'argent liquide est la possibilité de l'utiliser pour réaliser des transactions entièrement décentralisées, de pair-à-pair, et même hors-ligne (au sens de n'avoir besoin d'impliquer absolument personne d'autre que les deux parties de la transaction). Ce n'est absolument pas le cas des transactions qui ont lieu sur une blockchain, qui ne sont que des jeux d'écriture, à l'instar de virements bancaires entre comptes au sein d'une même banque. Je parlais déjà de cet aspect centralisé des blockchains dans mon billet sur le terme “portefeuille”. Enfin, concernant l'indépendance à tout tiers de confiance, c'est à nouveau une affirmation assez teintée idéologiquement : la désirabilité comme la possibilité de l'absence de confiance concernant une chose se voulant une monnaie est largement discutable. Au sujet de l'absence de confiance, il faut également se rappeler que le fonctionnement d'une blockchain est intrinsèquement contradictoire à ce niveau là, comme je le soulignais dans mon billet intitulé “le problème résolu par la blockchain n'existe pas”.

La troisième thèse concerne la confiance qui serait créée par la blockchain, qui, de par la surveillance mutuelle et décentralisée permise par la redondance de l'information, s'affranchirait d'autorité de contrôle ou de tiers de confiance. Il me semble très questionnable de parler de confiance ici. C'est justement d'absence totale de confiance dont il est question. L'idéologie derrière la technologie des blockchains est celle de la défiance généralisée, il s'agit de la mise en œuvre technique d'un panoptique surpuissant (regardant effectivement partout à la fois) et décentralisé, où chacun·e est à la fois le centre qui surveille et dans une des cellules surveillées par tou·tes les autres. S'affranchir de tiers de confiance, moui (en quelques sortes, avec de grosses limites qu'on verra plus bas), mais justement parce que tout le monde doit devenir une autorité de contrôle.

La quatrième thèse concerne le mécanisme de consensus, et affirme que la preuve de travail n'est en rien une nécessité (Aucune dépense électrique importante n'est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement d'une blockchain). Il faudrait ici voir quelles sortes de pincettes sont prises pour parler des autres mécanismes de consensus (vraisemblablement, la preuve d'enjeu) dans les chapitres de l'ouvrage, mais il est important de noter que jusqu'à présent, aucun mécanisme de consensus n'arrive à être aussi sécurisé que la preuve de travail sans outrepasser soit la décentralisation soit la défiance généralisée qui rendent nécessaires en premier lieu le recours à une blockchain.

La sixième thèse concerne l'anonymat des transactions sur une blockchain. Après avoir expliqué à juste titre l'importance de l'anonymat des petites transactions de la vie de tous les jours, mis à mal par les paiements sans contacts (par carte bancaire, et donc non-anonyme) qui réduisent le recours à l'argent liquide, l'auteur affirme que La solution se trouve dans les cryptomonnaies, qui réconcilient paiements électroniques faciles, sécurité et anonymat, en rendant possible l’existence d’un argent liquide numérique, protecteur de la vie privée. C’est l’un des intérêts majeurs de la technologie des blockchains.. Bon, là, c'est faux, et pas qu'un peu. C'est même carrément n'importe quoi.

Pour commencer, parler de “paiements électroniques faciles” est audacieux. L'utilisation de ces technologies nécessite que chaque utilisateurice soit en mesure de gérer correctement une clef cryptographique privée. C'est tout sauf facile. C'est même tellement compliqué que la plupart des expert·es en sécurité ne considèrent pas cette exigence comme raisonnable. Les seules façons de rendre ce genre de choses utilisables par des vrai·es gens est de déléguer au moins en partie cette gestion à des tiers… de confiance. Ce qui remet entièrement en cause le recours à une blockchain en premier lieu. C'est d'ailleurs de cette façon absurde que l'écrasante majorité des transactions sur les blockchains ont lieu, sur des plateformes de spéculation qui offrent des services de “portefeuilles hébergés” (c'est à dire qui ont le contrôle la clef privée de leurs utilisateurices).

Ensuite, la “sécurité” dont il est question reste à définir. Par exemple, je ne vois pas bien quelle sécurité il y a à perdre tout son argent sans aucune possibilité de le récupérer suite à une petite erreur de manipulation (perdre sa clef privée) ou à un vol (de l'appareil qui contient sa clef privée) par exemple. On voit bien ici les limites du prisme technique, qui aveugle sur les besoins concrets en terme de sécurité : des garanties réglementaires protégeant les plus fragiles et dont on peut imposer le respect aux plus gros (c'est à dire tout l'inverse de l'idéologie derrière les blockchains…).

Concernant l'anonymat, s'il existe effectivement des blockchains qui permettent d'effectuer des transactions anonymement, cela rajoute systématiquement de la complexité, de la latence, etc.

De nouveau, il ne s'agit pas d'argent liquide numérique, c'est une très mauvaise analogie qui induit en erreur. J'ai expliqué plus haut pourquoi.

Enfin, affirmer que tout ça est l'un des “intérêts majeurs” des blockchains alors que non seulement une blockchain n'est absolument pas nécessaire à la mise en œuvre d'un système de transactions numérique garantissant l'anonymat, mais qu'en plus cette technologie est fondamentalement incapable de permettre un système de transactions réellement décentralisées à l'instar de l'argent liquide, c'est fort de café. L'auteur devrait sûrement se renseigner un peu sur GNU Taler, une technologie qui, elle, permet effectivement de mettre tout ça en œuvre, et qui ne repose pas sur une blockchain. Si Taler permet de faire tout ça, c'est en partie parce qu'elle n'est pas issue des mêmes idéaux politiques que la technologie de la blockchain (ce qui fait qu'en particulier Taler n'essaie pas d'être tout à la fois le système de transaction et la monnaie, par exemple).

Toujours dans la sixième thèse, l'auteur se perd ensuite dans des considérations sur les conséquences du droit à l'anonymat et en arrive à proposer le seuil semi-arbitraire de 1000€. En dessous on serait anonyme, au dessus on ne le serait plus. De son côté, Taler garantie la vie privée des acheteurs tout en permettant l'auditabilité des transactions agrégées des vendeurs ; ce qui permet, sans remettre en question la vie privée des personnes, la taxation des transactions… Eh oui, c'est une vraie question, mais qu'on oublie vite en choisissant de se borner à la technique, et en oubliant les questions politiques directement liées à ce types de technologies. C'est exactement à cause de ce type d'aveuglement que la technologie de la blockchain, aussi inutile soit elle techniquement, réussie à tout de même être le véhicule de propagation et de normalisation d'idéologies libertariennes penchant vers l'extrême droite. En tant que scientifique, il indispensable d'avoir ce recul, la technologie n'est pas neutre.

La septième thèse concerne les smart-contracts. La rédaction du paragraphe laisse penser que l'auteur a là aussi une vision purement technique, et du coup naïve, du sujet. Cependant, il faudrait lire les chapitres concernés pour voir si il n'y a effectivement aucune remise en question de la technologie. Je suppose (j'ose espérer) qu'a minima l'auteur y formule des critiques sur les aspects techniques : puissance de calcul absolument ridicule par rapport au coût, impossibilité de corriger les failles et bugs, etc.

Ce paragraphe termine par l'affirmation que Les innovations rendues possibles [par les smart-contracts] sont la raison principale qui amène les banques centrales à étudier, et peut-être un jour à émettre, leurs propres cryptomonnaies... ou quelque chose qui y ressemble un peu.. Je ne sais pas si il est raisonnable d'affirmer que c'est la raison principale qui conduit les banques centrales à s'intéresser à l'émission de monnaie numérique, mais ce que je sais, c'est qu'il faut espérer très fort que ce ne seront pas des “cryptomonnaies”, ni même quelque chose qui y ressemble un peu (voir l'article “Comment émettre une monnaie numérique de banque centrale”).

La huitième thèse, qui semble servir de conclusion et d'ouverture à l'ouvrage, est probablement la plus fausse. L'auteur écrit que Les blockchains permettent également la manipulation et la sécurisation d’informations non nécessairement liées à des jetons ayant une valeur. puis liste les exemples habituels (et toujours aussi bidons) : le traçage de produits de consommation, d’œuvres d’art, de containers maritimes, de métaux et d’objets précieux, ou simplement leur horodatage. Autant de choses que les blockchains ne permettent absolument pas d'améliorer en réalité.

Pour comprendre cela il faudrait avoir compris en quoi la troisième thèse, citée plus haut, est absolument bancale. Non, l'utilisation d'une blockchain ne crée pas de confiance. Ça fonctionne pour les “cryptomonnaies” parce que dans leur cas, l'écriture dans leur blockchain est performative, mais c'est bien la seule utilisation possible de cette technologie (possible… et nécessaire ! cf mon billet “un serpent qui se mort la queue”). En vérité, l'écriture d'une information dans une blockchain ne garantie rien d'autre que l'information en question est écrite sur la blockchain en question, et en particulier ça ne garantie rien dans le monde réel, pas plus que l'écriture dans une base de données ou sur une feuille de papier. L'utilisation d'une blockchain pour résoudre des questions de traçabilité ou de certification n'a donc absolument aucun sens.

Pour finir, si un jour j'en trouve le temps et la motivation, j'essayerai de lire plus en détails ce livre et de mettre à jour ce billet. D'ici là, si quelqu'un·e qui l'a lu souhaite apporter des précisions, en particulier si la lecture des chapitres permet d'infirmer ou même de mitiger certaines des critiques que je formule ici, n'hésitez surtout pas à m'en avertir ☺.