L'ultra-individualisme de la décentralisation totale

Je voudrais dans ce billet faire part de mes réflexions de ces dernières années sur le sujet de la décentralisation. C'est un sujet sur lequel mon opinion a beaucoup évoluée depuis que j'ai commencé à y réfléchir. M'étant construit politiquement notamment à travers le mouvement pour le logiciel libre et dans une culture relativement geek/internet (à une époque où c'était moins “mainstream”), j'ai longtemps été favorable au maximum de décentralisation possible. Pendant quelques années j'ai par exemple hébergé moi même mes mails, et j'ai même pesté quand il était devenu quasi-impossible de le faire sans devoir potentiellement y passer plusieurs jours à temps plein pour gérer les contraintes imposées par les GAFAM et leurs décisions aussi rapides que péremptoires sur qui peut envoyer des mails à leurs utilisateur·es ou non. J'ai fini par abandonner l'auto-hébergement de mes mails faute de temps (et aussi, je l'avoue, parce que passé la période d'apprentissage de la mise en œuvre et de l'administration d'un serveur de mails, la motivation à y passer encore du temps n'était simplement plus là).

Comme je le disais, mon avis sur le sujet à beaucoup évolué depuis. Bien sûr, je suis toujours opposé à la concentration du pouvoir permise par la centralisation ou même la contraction[1] des réseaux. Et en ce sens, je suis toujours favorable à la décentralisation. Mais plus nécessairement sous la même forme, plus nécessairement au même point.

Ce que j'appelle la décentralisation totale, c'est quand chacun·e gère individuellement ses affaires. Dans le cas du numérique par exemple, chacun·e devrait avoir à la maison un petit serveur qui héberge ses mails, ses pages web, son blog, son cloud, son instance de Mastodon[2], etc. L'idée, plutôt bonne a priori, est de supprimer au maximum les intermédiaires potentiellement malveillants. De fait, il semble tout à fait raisonnable d'argumenter qu'en terme de liberté individuelle, moins on est dépendant d'autres, mieux c'est.

Dans un réseau pair-à-pair, chacun·e est entièrement responsable d'ellui-même. Cela suppose que tout le monde est formé à tout. Ce n'est évidemment pas réaliste.

Clairement, si chacun·e devait auto-héberger ses mails par exemple, l'écrasante majorité des personnes (pour ne pas dire la quasi intégralité) n'auraient tout simplement jamais eu d'adresse email.

De même, imaginer que l'utilisation répandue (voire rendue nécessaire) de la cryptographie asymétrique est envisageable sans aucun tiers de confiance dans le monde réel est absolument hors sol : il me semble extrêmement élitiste de demander à chacun·e d'être responsable de la sécurité et de la pérennité de ses clefs privées, et tout autant prétentieux de s'en penser capable sans jamais faire d'erreur. Rappelons d'ailleurs que le droit à l'erreur n'existe souvent pas dans le type de situations engendrées par les systèmes recourant à ce type d'architecture (et c'est aussi pour ça que les « cryptomonnaies » ne sont et ne peuvent pas être démocratiques).

Le seul parallèle politique pertinent avec ce type de réseaux me semble être l'individualisme, le chacun·e pour soi. Ça ne me convient pas. Les défenseurs de ce type d'organisations sont le plus souvent ultra-individualistes[3]. Chez les défenseurs de la liberté individuelle, on trouve d'ailleurs des gens pour qui toutes solutions intermédiaires, comme la fédération (cf. ci-dessous), ne peut pas être considérée comme de la décentralisation. Une forme d'absolutisme qu'on retrouve évidemment chez certains cryptocards comme le montre par exemple cet article (justement écrit par un vendeur de NFT) dénonçant Mastodon comme étant centralisé. Ce n'est pas étonnant : la décentralisation totale correspond au modèle ultra-individualiste qui donne une raison d'être à la défiance généralisée qui, si on l'admet, contribue à rendre nécessaire le recours à une blockchain.

Contrairement à la fausse dichotomie bien souvent exploitée dans le narratif des cryptocards[4], l'alternative à une décentralisation totale n'est pas forcément la centralisation totale.

Dans un réseau centralisé, le pouvoir est concentré dans les mains d'une seule entité qui peut décider de tout pour tout le monde. Bien sûr, on peut imaginer que cette entité soit elle-même contrôlée démocratiquement. Mais je ne crois plus en l'illusion qui consiste à prêter à une organisation une vertu qui n'est pas gravée dans sa structure et nécessite la bonne volonté de certaines personnes, aussi bienveillant·es soient-elles, pour fonctionner. Aucun·e individu ne peut être plus fort·e que les structures dans lesquelles iel évolu·e.

En pratique avec les architectures centralisées, il est très difficile voire impossible de peser sur le centre qui devient systématiquement trop puissant et incontrôlable. Les exemples historiques en politiques ne manquent pas. On peut aussi penser à ce qui se passe en ce moment (lors de la rédaction de ce billet) sur la plateforme centralisée Reddit après une grève importante contre une décision de l'entreprise qui gère la plateforme[5]. Malgré une organisation potentiellement autonomes des différentes communautés (les subreddits) qui existent sur la plateforme, la gestion d'une partie d'entre elles s'est faite court-circuiter par les administrateurs centraux de la plateforme.

Le parallèle politique qui me semble pertinent avec ce type de réseaux est l'autoritarisme. Ça ne m'a évidemment jamais convenu.

Or donc, comme dit plus haut, il existe au moins une troisième voie.

Dans un réseau fédéré, on tente un compromis pragmatique. C'est une forme intermédiaire de décentralisation, qui permet de déconcentrer le pouvoir tout en profitant des avantages du collectif. Cela demande évidemment de la confiance sociale au sein de chaque collectif. Les conditions d'existence de cette confiance sont alors permises par la taille réduite des collectifs, par leur localité dans certains cas, et/ou encore par le fait que chacun·e puisse choisir auquel iel appartient.

C'est le type de structure choisi pour le fédivers[2] typiquement pour Mastodon, ou encore par les CHATONS qui sont les collectifs inventés par Framasoft dans le cadre de sa campagne “dégooglisons internet” et qui peuvent exister de manière locales, thématiques, associatives, etc.

C'est aussi le type de structure du réseau du courrier électronique, ce qui fait que, pour en revenir à l'anecdote racontée en ouverture de ce billet, lorsque j'ai décidé de ne plus héberger mes mails moi-même, j'ai pu choisir librement un prestataire dont c'est le métier pour le faire à ma place. Si cela avait existé à l'époque, j'aurais aussi aussi pu choisir un CHATONS qui propose ce service. La force de ce type d'organisation, c'est de pouvoir participer au collectif de notre choix (être au service du collectif) tout autant que de pouvoir se reposer dessus (se servir du collectif).

Le parallèle politique le plus pertinent avec ce type de réseau me semble être le fédéralisme. C'est de loin le type de structure / d'organisation qui me semble la plus désirable. Ce type d'organisation permet une forme de souplesse qui autorise par exemple l'expérimentation, y compris en parallèle, de différents systèmes de prises de décisions pour ensuite propager les modèles qui fonctionnent le mieux. Dans certains cas, la structure de la fédération impose même l'élaboration de positions collectives au sein des collectifs fédérés. Ces positions ont souvent la propriété d'être meilleures qu'un agrégat de positions individuelles, ne serait-ce que parce que leur construction nécessite de prendre le temps du débat et de la discussion. C'est d'ailleurs comme ça que fonctionnent certaines organisations politiques révolutionnaires et certaines organisations syndicales de lutte.

Selon l'adage, seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. Pour être honnête, je ne suis même pas convaincu qu'on aille effectivement plus vite quand on est seul… et quand bien même ce serait le cas, soyons moins pressé·es ☺.

AJOUT 20/06/2023 : On m'a très justement fait remarquer que j'ai oublié de discuter de la dimension écologique de la question dans ce billet, alors que c'est un enjeu crucial. Effectivement, cela mériterait presque un billet à part entière. Je ne sais pas si je l'écrirais un jour, mais je peux déjà en dire quelques mots rapidement ici :

  • La décentralisation totale impose une redondance des ressources et une multiplication des appareils qui ne sont pas compatibles avec les enjeux écologiques de décroissance, ou du moins de rationalisation de la consommation énergétique.
  • La centralisation impose l'existence d'un service qui se rend indispensable et ne peut donc plus se permettre la moindre tolérance aux pannes : quand le service central est en rade, c'est le réseau entier qui est hors-service, pour tout le monde. Cela impose la mise en œuvre de politique de gestion qui ne peuvent pas être écologiquement responsables : à l'échelle d'un Google, on ne peut pas perdre de temps à réparer une panne sur un serveur, on le jette et on le remplace (en supposant que la granularité soit encore celle du serveur et pas de la baie de serveurs, voire d'un conteneur de baies…).
  • La fédération est encore une fois le compromis raisonnable : on profite de la mutualisation des ressources tout pouvant rester à une échelle “à taille humaine” qui permet par exemple de prendre le temps de la réparation (si le serveur mail d'une association est en rade deux jours, ça n'impacte pas le reste du réseau, et au fond ce n'est pas très grave, les mails des personnes concernées arriveront deux jours après et voilà), voire de la mise à l'arrêt complète de certaines ressources sur des périodes où celles-ci sont inutiles pour le collectif concerné.
    AJOUT 21/06/2023: On me fait également remarquer que de rapprocher l'informatique des personnes permet de matérialiser/concrétiser son existence (en comparaison au “cloud” qui reste très abstrait) et encourage par là même une forme de sobriété.

Notes

  1. ^ Dans le cas de courrier électronique par exemple, il ne s'agit pas d'un réseau centralisé, mais il est de fait de plus en plus contracté autour d'une poignée d'acteurs, qui peuvent alors imposer leurs standards au reste du réseau. C'est aussi ce qui s'est passé à une certaine époque avec XMPP (Google Talk et Facebook Messenger étaient autrefois interopérables avec ce protocole ouvert). Et il va falloir se méfier de ça dans le cadre du fédivers également… voir l'article de Next INpact sur P92.
  2. a, b Si le mot “instance” vous intrigue, je vous renvoie à l'article “Réseau : comprendre le fédivers” que j'avais publié dans Alternative libertaire n°300, en décembre 2019.
  3. ^ Pour être clair, ce qui est individualiste n'est bien sûr pas le comportement des geek·es qui décident de s'auto-héberger pour le fun ou pour apprendre, c'est de prêcher l'auto-hébergement, la décentralisation totale, comme étant le meilleur modèle.
  4. ^ Voir à ce sujet la fin de mon billet précédent sur le livre No Crypto de Nastasia Hadjadji.
  5. ^ Et je tiens bien à parler de grève ici et non pas de boycott, puisque les utilisateurices de la plateforme en sont bien des travailleur·es, même si le travail fourni l'est gratuitement et sans contrat, tout comme le travail domestique tel que décrit par Christine Delphy. Je vous renvoie à l'article où je détourne l'adage « si c'est gratuit, c'est toi le produit » en titrant “Si c'est gratuit, c'est toi qui produis” que j'avais publié dans Alternative libertaire n°297, en septembre 2019.