Vocabulaire : minage

Lors d'une conférence d'introduction aux blockchains que je donnais récemment, on m'a demandé pourquoi le “minage” s'appelle ainsi : d'où vient cette analogie avec l'extraction minière ? C'est une question tout à fait pertinente à laquelle j'ai décidé de consacrer un billet, car sa réponse apporte un éclairage important sur l'idéologie politique intrinsèque au fonctionnement et même à la conception des blockchains, et donc des « cryptomonnaies ».

Une illustration courante
de l'analogie du “minage”.

Dans une blockchain, ce qu'on appelle le minage, c'est le fait d'essayer de construire le prochain bloc valide qui sera ajouté à ladite blockchain, en échange d'une récompense en « cryptomonnaie » nouvellement créée. Cette construction est le plus couramment le fruit d'un mécanisme de consensus par preuve de travail ou d'enjeu (c'est-à-dire en vérité d'un tirage au sort non contestable parmi l'ensemble des participants alors qu'on ne connaît pas cet ensemble et qu'on est dans une situation de défiance généralisée où personne ne fait confiance à qui que ce soit d'autre que lui-même).

Analogie : des exploitants (qu'on appelle directement des « mineurs » dans les blockchains, mais c'est trompeur, ils ne font pas le travail et se contentent de posséder le capital, en l'occurrence des ordinateurs) emploient des travailleurs qui creusent dans une mine (font s'exécuter sur des ordinateurs l'algorithme de preuve de travail de leur blockchain) et le premier dont l'un des mineurs trouve une pépite (dont l'un des ordinateurs construit par hasard un bloc qui rempli les contraintes à satisfaire selon l'algorithme en question[1]) s'enrichit de celle-ci (obtient de la nouvelle « cryptomonnaie »).

En version démêlée, on a d'un côté de l'analogie, l'image à laquelle on se réfère : des exploitants emploient des travailleurs qui creusent dans une mine et le premier dont l'un des mineurs trouve une pépite s'enrichit de celle-ci ;
et de l'autre côté, ce qui se passe effectivement pour les blockchains : les mineurs font s'exécuter sur des ordinateurs l'algorithme de preuve de travail de leur blockchain et le premier dont l'un des ordinateurs construit par hasard un bloc qui rempli les contraintes à satisfaire selon l'algorithme en question[1] obtient de la nouvelle « cryptomonnaie ».

Cette analogie n'est pas le fruit d'une tentative de vulgarisation a posteriori, elle est pensée a priori dans les fondements théoriques et techniques de la technologie elle-même. Et comme elle est une volonté de conception, l'analogie ne s'arrête pas là.

Par exemple dans Bitcoin, pour lequel la technologie de la blockchain a été conçue, il y a une volonté de simuler le fait que plus on a trouvé d'or dans les mines moins il en reste et donc plus il est difficile d'en trouver de nouveau. L'analogie est donc forcée par conception : le protocole prévoit que la récompense attribuée avec chaque nouveau bloc soit divisée par deux tous les 210 000 blocs, c'est-à-dire à peu près tous les 4 ans, puisque la difficulté de minage s'adapte dynamiquement pour qu'un bloc soit trouvé toutes les 10 minutes. Cette dernière décision est d'ailleurs justifiée dans le white paper de Bitcoin (PDF) par la phrase L'ajout régulier de nouvelles pièces est analogue aux mineurs d'or qui dépensent de plus en plus de ressources pour trouver de l'or et le mettre en circulation.[2].

De même, il est prévu que jamais plus de 21 millions de bitcoins ne seront en circulation, par analogie avec la quantité finie d'or qu'on peut trouver sur Terre. Dans le white paper de Bitcoin, cette décision est justifiée par la phrase Une fois qu'un nombre déterminé de pièces aura été mis en circulation, la récompense ne sera plus constituée que des frais de transaction, ce qui évitera alors toute inflation.[3]. Et ici, on commence à percevoir clairement l'idéologie qui se trouve derrière cette analogie.

En effet, un des aspects typiques de la pensée monétaire et économique des défenseurs des « cryptomonnaies » est l'idée selon laquelle la valeur de chaque chose est nécessairement marchande, serait le fruit d'un équilibre entre offre et demande pour cette chose, et donc dépendrait directement de sa rareté. Il suit naturellement de ce raisonnement que l'inflation, c'est-à-dire la dévaluation du pouvoir d'achat d'un montant donné de monnaie, ne peut être dû qu'à une augmentation de la quantité de monnaie, rendant celle-ci moins rare.

C'est pour ça que les défenseurs des « cryptomonnaies » ont en horreur les banques centrales, qu'ils accusent (à tort, mais passons) d'être les détentrices de la planche à billet dont elle se servirait allègrement, et donc la cause de l'inflation. Évidemment, c'est complètement faux d'un bout à l'autre, ce n'est pas du tout comme ça que fonctionne ni l'inflation ni la création monétaire en pratique. Je vous renvoie vers ces vidéos de l'excellente chaîne de vulgarisation de la finance et de l'économie Heu?reka pour mieux comprendre la création monétaire et l'inflation.

Cette vision de la monnaie porte un nom : le métallisme. L'idée est que la monnaie serait une simple marchandise parmi d'autres, et que sa valeur lui soit donc intrinsèque (et surtout pas le fruit d'une forme quelconque de confiance sociale). Une pièce de 10 grammes d'or à la valeur de 10 grammes d'or, parce que c'est 10 grammes d'or, et non parce que c'est écrit dessus et garantie par une institution (potentiellement, mais pas forcément, contrôlable démocratiquement, par exemple). Évidemment, plutôt que de manipuler directement des métaux précieux, on peut les mettre à l'abri dans des coffres et imprimer des billets dont la valeur est représentative et correspond exactement à la quantité d'or stocké. C'est le principe de l'étalon-or.

Quand on fait l'hypothèse que la monnaie est une marchandise parmi d'autres, qui serait donc déjà là a priori, comme une matière première, on est finalement dans un cas très similaire à une économie de troc. Cette hypothèse est loin d'être neutre, elle a des conséquences économiques et politiques majeures. Vous pouvez percevoir la nature de ces conséquences au travers de la vulgarisation qu'en font Heu?reka et Des économistes et des hommes dans leur vidéo sur le rôle de la monnaie dans une économie capitaliste, où ils font la comparaison entre les conclusions qu'on peut tirer d'un modèle d'économie monétaire et de celui d'une économie de troc[4] :

Conclusions du modèle d'économie monétaire :

  • Les profits viennent des investissements.
  • Les crédits (création monétaire) permettent les investissements et font ainsi les dépôts.
  • Des salaires trop élevés pourraient être cause de chômage.
  • Mais aussi des salaires trop bas ou des investissements trop faibles (baisse des revenus et donc de la consommation), qui pourraient entraîner une crise de surproduction qui engendrerait à son tour du chômage.

Conclusions du modèle d'économie de troc :

  • Les profits correspondent à la production moins les salaires.
  • Les dépôts permettent les crédits qui à leur tour permettent les investissements.
  • Seul des salaires trop élevés peuvent expliquer le chômage.
  • Une crise de surproduction est… impossible.

Évidemment, comme on peut le deviner en voyant ces conclusions, ces deux familles de conception de la monnaie sont éminemment liées à des courants politiques. Pour faire simple, économie monétaire plutôt à gauche, et économie de troc plutôt à droite.

La nature supposée de la monnaie comme monnaie-marchandise, qui est imprégnée dans la conception même de Bitcoin (et donc des blockchains), n'est donc pas neutre. Au contraire, elle est fortement marquée idéologiquement et politiquement très à droite : en faisant de la monnaie une marchandise tangible voire “naturelle”, on favorise l'idéologie de la propriété privée en niant les possibilités de contrôle politique et démocratique de la monnaie[5].

Les technologies ne sont pas neutres, et celles des blockchains et des « cryptomonnaies » d'autant moins. Ce n'est pas nouveau. Dans un précédent billet, je présentais le livre The Politics of Bitcoin de David Golumbia, dans lequel l'auteur défend très bien la thèse qu'il pose dès le sous-titre de l'œuvre : “Software as Right-Wing Extremism”. Autre exemple, on trouve dans la revue Alternatives économiques un entretien avec les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron intitulé « Chez Eric Zemmour, on retrouve la connexion entre l’extrême droite et les cryptomonnaies ». Dans ce billet j'espère vous avoir convaincu que l'analogie du minage est une confirmation de plus de l'orientation politique libertarienne intrinsèque à la conception même des blockchains. Comme je le dénonçais déjà dans un précédent billet, la propagande politique est finalement bien la seule chose à laquelle servent effectivement les blockchains… En prétendant que leur technologie est neutre, les défenseurs des blockchains en font véritablement l'usage le moins neutre imaginable : ils s'en servent comme véhicule de propagation et de normalisation d'idéologies libertariennes penchant vers l'extrême droite.

Notes

  1. a, b Bloc qui, par son ajout à la chaîne, attribuera une récompense au mineur car il contient une transaction spéciale qui lui offre de la « cryptomonnaie » nouvellement créée, cf le § “Récompense” de la section “2.1.1 Fonctionnement” de mon article “Promesses et (dés)illusions : une introduction technocritique aux blockchains.
  2. ^ En anglais dans le texte : « The steady addition of a constant of amount of new coins is analogous to gold miners expending resources to add gold to circulation. ».
  3. ^ En anglais dans le texte : « Once a predetermined number of coins have entered circulation, the incentive can transition entirely to transaction fees and be completely inflation free. ».
  4. ^ Au sujet des économies de troc et de l'origine et la nature de la monnaie, je recommande la lecture de la recension que David Cayla fait du livre “Dette : 5000 ans d'histoire” de David Graeber dans la revue de la Régulation, en particulier la section “3.1 Le mythe libéral : la monnaie à l’origine de l’échange”.
  5. ^ Dans leur article “L’alternative monétaire Bitcoin : une perspective institutionnaliste”, les économistes Odile Lakomski-Laguerre et Ludovic Desmedt note ainsi que « le réseau [de Bitcoin] s’appuie sur des valeurs libertariennes et vise à s’affranchir de l’arbitraire politique ».